LA TRAVIATA

Giuseppe Verdi

Verdi's La Traviata

C’est sans doute l’œuvre la plus populaire et la plus accessible de Verdi et peut-être même de tout le théâtre lyrique.

Elle est l’une des plus universellement représentées, toujours à l’affiche partout dans le monde, dans les opéras et les festivals.

C’était aussi l’une des préférées de Verdi. Un jour quelqu’un lui avait demandé quelle était son œuvre préférée et il avait répondu que s’il était un professionnel se serait Rigoletto mais que s’il était un amateur ce serait La Traviata.

C’est pourquoi on a peine à croire aujourd’hui que la création n’ait pas été accueillie dans l’enthousiasme. La Traviata fait même un immense fiasco, se sont les mots employés par Verdi lui-même, lors de sa création à la Fenice de Venise, le 6 mars 1853. Pire, les gens ont ri !

   

 

 

LES RAISONS DE L’ECHEC DE LA PREMIERE

 

1. Une distribution défaillante

 

Le ténor Graziani est à moitié aphone à cause des répétitions, le baryton Varesi ne s’implique pas dans son rôle et la Salvini est loin d’être « una donna di prima forza » comme l’avait réclamé Verdi, toutes les grandes chanteuses de l’époque étant déjà engagées ailleurs. Il voulait une chanteuse qui soit belle, émouvante et qui se tienne bien en scène. Ce n’est pas tout à fait le cas de la Salvini dont l’embonpoint ne convient pas vraiment à une jeune fille dévorée par la tuberculose et à qui le médecin vient annoncer qu’elle n’a plus que quelques jours à vivre… Cecchi, le premier biographe de Verdi, la décrira d’ailleurs avec beaucoup de galanterie comme une « mortadelle de Bologne » !

Ce que l’on pourrait dire à la décharge des chanteurs c’est qu’ils se sont sans doute sentis dépaysés dans un genre d’opéra qu’ils n’avaient jamais pratiqué et auquel ils ne croyaient pas.

Verdi lui, reste philosophe et écrit à son fidèle Emanuele Muzio « est-ce ma faute ou celle des chanteurs ? Le temps sera juge ».

 

2. Contemporanéité de l’œuvre

 

 

Il faut souligner la contemporanéité de l’œuvre car c’est l’un des très rares exemples d’ouvrages lyriques issus directement d’une pièce contemporaine (après, par exemple, Mozart et Beaumarchais).

Verdi le dit lui-même « c’est un sujet de notre temps », et d’ailleurs la plupart des personnes ayant servi de modèle aux personnages de la pièce sont toujours vivants au moment où il écrit son opéra (ce qui ne l’empêche toutefois pas d’idéaliser un peu l’héroïne).

Verdi tenait absolument à ce que les costumes soient sur scène les mêmes que ceux portés par les spectateurs. Or voir à l’opéra la redingote quotidienne succéder au haut de chausse, à la tunique et au péplum c’était effacer le merveilleux propre à ce monde clos de l’illusion ; c’est pourquoi la Fenice décida de transposer l’action à l’époque de Richelieu. Mais si tel n’avait pas été le cas, La Traviata aurait été le premier exemple de drame lyrique en costumes modernes.

Notons que les costumes Louis XV furent maintenus dans toutes ces productions et que ce n’est qu’au XXe siècle que La Traviata fut jouée en costumes du XIXe siècle: la contemporanéité voulue par Verdi ne fut jamais respectée.

 

 

 

 

 

On peut également souligner que si La Traviata était une œuvre contemporaine pour l’époque, c’était aussi une œuvre d’avant-garde. Avec sa « Dame aux camélias » Dumas fils  avait ouvert la voix à un théâtre neuf, à la comédie contemporaine, et Verdi ne s’est pas contenté de retenir l’intrigue : il a approfondi ce qui faisait la nouveauté de la pièce et en a accentué son côté passionné.

 

 

3. Le drame bourgeois : un style nouveau

 

Non seulement Verdi ose mettre en scène un sujet de son époque mais en plus il s’agit d’un pur drame bourgeois, loin des grands péplums héroïques auxquels le public était habitué. C’est une révolution dans le monde de l’opéra et le public va d’ailleurs s’en trouver déconcerté : pour qui un tel sujet n’était pas compatible avec la noblesse de la scène lyrique. La preuve c’est qu’au moment où les spectateurs sifflent l’opéra à la Fenice, ils applaudissent la pièce originale au théâtre Apollo, Campo san Luca.

Mais ce sujet simple et efficace s’accorde bien avec l’envie de Verdi de délaisser les grands sujets historiques pour se tourner vers des intrigues plus intimistes, ce que révèle déjà le choix de s’inspirer d’une pièce adaptée d’un roman. Le dernier acte de Traviata est d’ailleurs le triomphe de cette nouvelle manière de Verdi qui est née avec Luisa Miller et où l’analyse psychologique prend le pas sur le drame et l’émotion profonde sur la violence. Il faut souligner que c’est d’ailleurs le seul opéra tragique de Verdi dans lequel la violence ne joue aucun rôle.

 

 

4. Un sujet qui choque

watercolour of Marie Duplessis at the theatre, by Camille Roqueplan

Verdi va même plus loin : il écrit un véritable drame de mœurs. Personne avant lui n’avait osé ou même songé porter un tel sujet à la scène, ce qui choquera d’ailleurs beaucoup les italiens.

Verdi fait un constat social sans concession : il n’a d’ailleurs jamais traité aussi directement les problèmes sociaux et moraux de son époque qu’autour de 1850 lorsqu’il composa Luisa Miller, Stifelio et La Traviata. Avec Violetta on donne pour la première fois le beau rôle à une « cocotte », à une « traviata », c’est à dire une dévoyée, une prostituée, une femme qui s’est écarté du droit chemin et qui est d’autant plus scandaleuse qu’elle est censée être contemporaine des spectateurs.

C’est étrangement le seul opéra de verdi dont le titre n’a jamais été traduit en français. On peut se demander s’il s’agit de la même pudeur que celle qui a poussé les napolitains à représenter l’œuvre sous le titre de Violetta .

L’opposition entre l’aspiration au bonheur individuel et à sa négation par les institutions ou les conventions de la vie sociale revient souvent dans les opéras de Verdi. Ici se sont les préjugés de la Bourgeoisie qui brisent le destin de Violetta : cette femme richement entretenue est le produit d’un milieu qui l’utilise mais qui garde ses distances en la classant d’emblée dans la catégorie de celles qu’on n’épouse pas. Finalement La Traviata est un pamphlet qui met en scène les vices d’une certaine société, d’un ordre bourgeois qui engendre cette prostitution mais qui en même temps la méprise.

 

LA TRAVIATA UN SIECLE ET DEMI APRES: UN SUCCES UNIVERSEL

 

Il est possible de résumer les raisons majeures de ce succès en quatre points : d’abord son livret est un vrai mélo, ensuite le portrait de femme qu’il propose est l’un des plus poignants de tout le répertoire. On peut également évoquer le thème de la rédemption par l’amour et enfin la musique simple et efficace de Verdi alliée à son sens du théâtre.

 

 

1.    Son livret est un vrai mélo

 

Plakat von Alfons Mucha zur Aufführung der Kameliendame mit Sarah Bernhardt 1896

C’est le fidèle Francesco Maria Piave qui va l’écrire à partir de la pièce d’Alexandre Dumas fils, « La dame aux camélias ».

Rappelons que Piave a été le poète officiel de la Fenice pendant 9 ans, de 1848 à 1859 et qu’il a déjà souvent collaboré avec Verdi, notamment pour Rigoletto.

Comme d’habitude Verdi va intervenir sur chaque scène et chaque rime, un peu comme un artisan, en ne lui laissant que très peu de marge de manœuvre.

La pièce possédait les qualités de rectitude (honnêteté émotionnelle, simplicité formelle) que l’on retrouve dans le livret de Piave dont l’intrigue conserve les situations fondamentales (opposition individu/société, père/fils …).

 

L’histoire en résumé

 

Nous sommes à Paris, sous le Second Empire. La courtisane Violetta Valéry aime et est aimée d’Alfredo Germont mais le père du jeune homme va la convaincre de mettre un terme à cette liaison qui déshonore leur famille. Elle décide de se sacrifier au nom de son amour, avant de mourir dans les bras de son amant, rongée par la tuberculose.

C’est donc l’histoire d’un amour bouleversant et purificateur mais aussi l’histoire de son échec dû aux conventions sociales. On peut dire que Dumas fils avait crée une superbe héroïne de mélodrame.

 

 

 

2. Le portrait de femme qu’elle propose est l’un des plus poignants de tout le répertoire

 

Alexandre Dumas, filshttp://www.theconnection.org/photogallery/courtesans/default.asp%3Fcounter%3D2Le modèle de Violetta a réellement existé : il s’agit d’Alphonsine Plessis, fille d’un colporteur de l’Orne, qui allait devenir à 16 ans l’une des plus illustres courtisanes du 19e. Cette jolie fille arrive à Paris à 14 ans et elle subvient vite à ses besoins en monnayant chèrement ses charmes. Elle ne va pas tarder à devenir la reine des nuits parisiennes et se rebaptise Marie Duplessis, ça sonne mieux et c’est plus clinquant. Elle a vingt ans quand elle rencontre Alexandre Dumas fils qui a le même âge qu’elle. Elle va vivre une passion avec le « jeune lion » qui durera presque un an, mais hélas, voilà plusieurs années  que Marie est malade. Rongée par la tuberculose elle mourra à 23 ans à peine, ruinée et endettée.

Marie est enterrée à Paris, au cimetière Montmartre.

A sa mort elle entre dans l’histoire mais Dumas fils va très vite la faire entrer dans la légende. De leur histoire il va tirer un roman, « La Dame aux camélias » qui paraît en 1848 puis une pièce, créée au Vaudeville en 1852.

Marie Duplessis devient Marguerite Gautier qui va devenir Violetta Valéry car Verdi se passionne pour cette histoire qui connaît un succès prodigieux et fait scandale.

traviata 1853Dans sa Traviata Verdi ne dénonce pas, ne condamne pas : il observe. Violetta veut simplement être aimée : sa fragilité, son amour fou, sa quête d’absolu rappellent les élans du romantisme, quant à ses doutes et à sa lucidité, ils sont résolument modernes.

On a dit qu’il y avait quelque chose d’autobiographique dans cette œuvre parce qu’au moment où Verdi écrit sa Traviata il vit à Bussetto en concubinage avec la cantatrice Giuseppina Strepponi et qu’il a maille à partir avec les habitants du village qui ne lui pardonnent pas d’avoir remplacé sa 1ere femme, Margherita Barezzi, une enfant du pays, morte jeune. On sait que Verdi a beaucoup souffert de l’incompréhension de ses compatriotes parce qu’il était avant tout un homme libre, libre comme sa Violetta, et c’est sans doute pour ça qu’il trouvait ce personnage si émouvant. Mais rien ne permet d’affirmer que La Traviata soit autobiographique. Notons tout de même qu’il épousera Giuseppina le 29/8/1859 à Collonges-sous-Salève, en Savoie.

 

 

 

 

3. Le thème de la rédemption par l’amour

 

Violetta c’est une femme moderne, c’est même l’une des figures de femme les plus adultes de tout le répertoire lyrique. C’est une femme blessée et lucide qui va trouver sa rédemption dans l’amour et la mort.

On peut citer à ce propos Alexandre Dumas fils : « pour la femme à qui l’éducation n’a pas enseigné le bien, Dieu ouvre presque toujours deux sentiers qui l’y ramènent […] la douleur et l’amour ». Violetta va suivre ces 2 sentiers : l’amour d’abord, celui sincère d’Alfredo, la douleur ensuite quand au 2e acte le père de ce dernier vient lui demander de se sacrifier pour que sa fille puisse épouser un homme de bonne famille.

C’est  le pivot du drame qui vient structurer l’opéra en deux volets : ascension de l’héroïne vers son épanouissement de femme puis sa chute. Le désir de changer de vie de Violetta fait d’elle un élément perturbateur qu’il faut éliminer, mais par amour elle va accepter ce sacrifice: entrée « dévoyée » au 1er acte, elle sort en martyre au dernier. L’œuvre entière est balayée par un double mouvement d’ascension intérieure et de déchéance sociale progressive. Son ascension spirituelle va de pair avec sa déchéance physique et sociale et ne peut déboucher que sur la mort.

On peut dire que les héros verdiens ne sont pas épargnés mais qu’ils sont toujours grandioses dans le malheur. Avec sa Traviata Verdi a réussi à faire d’un sujet difficile, voire frivole, une œuvre morale.

 

 

4. La musique et le théâtre

 

camelias afficheLa Traviata est un opéra tellement populaire qu’il a payé sa gloire du mépris à peine déguisé des esthètes, pour ne pas parler de l’indifférence totale des musiciens. Pourtant le meilleur de Verdi se trouve dans cette partition qu’il n’a mis que douze jours à orchestrer : l’efficacité dramatique de la musique s’accompagne toujours de découvertes étonnantes sur le plan harmonique, mélodique ou rythmique qui semblent faire pénétrer jusque dans l’intimité de la Dame aux camélias.

Rappelons que le grand progrès que représente la trilogie verdienne est d’atteindre l’équilibre entre drame et musique. Verdi est un grand dramaturge, on peut même dire que c’est le Shakespeare italien : il pense musique et en même temps il pense théâtre.

La Traviata est l’aboutissement de toutes ses recherches passées et le point de départ d’une nouvelle esthétique.

28 Maggio 1955 - La Traviata alla ScalaL’opéra est admirablement découpé, presque plan par plan ; chaque tableau est d’un seul tenant, marqué par la volonté de fondre les airs dans un ensemble plus large. L’écriture vocale est d’un lyrisme à la fois virtuose (surtout au 1er acte) et expressif qui passe par toutes les couleurs de la passion. La musique se met au service des sentiments, dans le tourbillon des fêtes et les déchirements du cœur.

Nous sommes sous le second Empire et Paris s’étourdit dans un tourbillon de fêtes. Verdi, l’homme de théâtre va réussir à plonger le spectateur dans cette ambiance de frivolité en donnant un grand rôle aux musiques de danse dans la partition : le thème de la valse domine et donne le ton général de l’œuvre. Il a aussi introduit des airs de danse à la mode. Il parvient ainsi à conserver l’insouciante musique de fête parisienne sous les dialogues les plus divers. C’est une base sur laquelle les voix se mettent en place librement, ce qui permet d’adopter un style proche de la conversation qui produit un effet de réalisme. Tout cela donne à l’œuvre sa coloration particulière car pour Verdi il était très important de marquer chacune de ses œuvres d’un sceau qui lui fût propre et qui permît de ne pas la confondre avec une autre.

 

 

EPILOGUE

 

 

Cliquez pour agrandirIl faut tout de même préciser que la création à la Fenice n’avait pas été un échec complet : la presse et les critiques s’étaient montrés dans l’ensemble favorables à la partition et l’avenir allait leur donner raison. A peine plus d’un an après avoir sombré à la Fenice c’est la revanche, toujours à Venise mais  au San Benedetto cette fois ; nous sommes le 6 mai 1854, et La Traviata fait un triomphe incontestable. Cette fois la presse et le public acclament le chef d’œuvre qui après Rigoletto et Le Trouvère conclut en beauté une trilogie écrite en seulement deux ans, entre 1851 et 1853. Sans doute le public avait-’il eu le temps à la fois de s’accoutumer à un style si nouveau et de mesurer son ingratitude envers l’une de ses plus grandes idoles. L’orchestre avait fini par mieux comprendre la musique et cette reprise avait enfin bénéficié de trois interprètes hors pair. A partir de cette date La Traviata va partir conquérir le monde, éclipsant la Marguerite Gautier de Dumas fils comme Rigoletto a éclipsé le Triboulet de Victor Hugo.

 

Annonce de la vente des biens de la Dame aux camélias

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