Lucia di Lammermoor



Lucia di Lammermoor est l’archétype de l’opéra romantique italien dans lequel le destin tragique de l’héroïne est indissociable de la virtuosité vocale. C’est pourtant dans l’Ecosse du 17e siècle, avec ses brumes, ses landes isolées et ses châteaux en ruine, que cet ouvrage nous plonge. L’ambiance y est trouble et fantastique, comme si les personnages évoluaient dans un paysage d’ombres et de pénombres, un peu comme des fantômes éclairés par la lune. C’est un opéra nocturne dans lequel la haine empoisonne les familles et l’amour subit les mauvais présages…

Lucia di Lammermoor est généralement considéré, avec Don Pasquale,  comme le chef d'oeuvre de Donizetti. Le livret est une habile adaptation d’un roman de Walter Scott : La fiancée de Lammermoor (1819), lui-même inspiré d’un fait divers réel qui s’était déroulé en Ecosse au 17e siècle au cours duquel une noble jeune femme avait assassiné, la nuit de ses noces, son époux détesté et était devenue folle à la suite de ce crime. C’est un roman qui a d’ailleurs beaucoup inspiré les compositeurs puisqu’il n’a pas été mis moins de six fois en musique entre 1827 et 1834 !


La genèse de Lucia de Lammermoor


En avril 1835, Donizetti (ci-contre) est de retour à Naples : il vient d’être fait chevalier de la légion d’honneur par Louis-Philippe et il est encore tout auréolé du succès que vient de rencontrer à Paris son dernier opéra, Marino Faliero. Il doit honorer un contrat avec le San Carlo et confie le choix et la rédaction du livret à Salvatore Cammarano, avec qui il collaborera ensuite à six reprises.

Commencé fin mai, l’ouvrage est achevé début juillet : Donizetti n’a mis que six semaines pour en composer la partition, et pourtant, son génie s'illustre tant dans la construction dramatique que dans la somptueuse richesse mélodique.



La création de l’œuvre a lieu le 26 septembre 1835 et fait un triomphe.
Une version française, remaniée par le compositeur lui-même et comportant de nombreuses coupures, sur une traduction d’Alphonse Royer et Gustave Vaëz, sera créée à Paris au Théâtre de la Renaissance le 6 août 1839. Précisons qu’il ne s’agit pas d’une simple traduction mais d’une véritable adaptation au goût français, écrite tout spécialement pour ce théâtre, alors au bord de la faillite. Ce sera encore un triomphe. Il faut dire que cet opéra a toujours rencontré un franc succès auprès du public. Pour la petite histoire, on raconte qu'à New York, au siècle dernier, le public du Met, galvanisé par la prestation de Caruso, avait manifesté son enthousiasme avec une telle vigueur que la police fît irruption dans la salle, croyant à une émeute.

L’Ecosse : un sujet à la mode


L’Ecosse, avec ses clans rivaux et ses châteaux hantés, est un sujet à la mode au début du 19e siècle.

Cet engouement est dû au succès des romans de Sir Walter Scott (ci-contre). Ses récits sont efficaces et dramatiques, leur atmosphère fascinante, et tous ces ingrédients ne tardent pas à séduire les compositeurs. Rossini, toujours sensible à la nouveauté, est l’un des premiers à ouvrir le bal avec sa Donna del lago, en 1819. Il est suivi par ses jeunes rivaux, Bellini et Donizetti.


Lucia di Lammermoor s’inspire de son roman : La fiancée de Lammermoor (1819). Il y dépeint des familles décimées dont les survivants s’enlisent en solitaire dans le drame. Ainsi d’Enrico Ashton, seigneur de Lammermoor, qui veut marier sa sœur Lucia pour se sauver de la ruine, mais y perdra sa raison de vivre. Ainsi d’Edgardo qui, par amour pour Lucia, s’aventure avec témérité sur ses terres usurpées par Enrico, mais se sacrifiera sans combattre. Ainsi surtout de Lucia qui brûle d’amour pour cet Edgardo haï de son frère, qui se refuse au mari qu’Enrico lui impose par ruse, mais s’abandonnera à la folie et au meurtre.


Le texte offre donc un sujet emblématique du romantisme noir et fantastique où l’héroïne sombre dans la folie meurtrière, avant que celui qu’elle aime ne se donne la mort.
Nous voici dans un drame shakespearien, à la Roméo et Juliette. Vision sentimentale et funèbre qui, avant Tristan de Wagner, affirmait déjà que le véritable amour ne peut se réaliser sur terre.





Le sujet

L’action se déroule sur fond de luttes entre factions rivales et dans le contexte des guerres entre catholiques et protestants. Enrico Ashton veut marier sa sœur Lucia par intérêt, à Arturo Bucklaw ; or Lucia est déjà amoureuse d’Edgardo Ravenswood, dont la famille a été ruinée par la sienne. Ce dernier doit s’éloigner en France, et avant qu’il ne parte, lui et Lucia se prêtent mutuellement serment de fidélité. Enrico profite de son absence pour fabriquer de faux documents mettant en doute sa fidélité, poussant ainsi sa sœur à épouser celui qu’il lui a choisi. Mais voilà qu’Edgardo réapparaît au moment de la cérémonie nuptiale : se croyant trahi par Lucia, il lui jette son anneau de fidélité au visage. Au moment où Edgardo et Enrico vont se rencontrer en duel pour vider leur différend, on apprend que Lucia, dans un accès de démence, a tué son époux et qu’elle est mourante. A cette nouvelle Edgardo se suicide dans l’espoir de rejoindre Lucia au ciel.

Le triomphe parisien


Au moment de la première, le 12 décembre 1837, chaque morceau est écouté religieusement. On frise ensuite le délire et l’hystérie. Avec Lucia, Donizetti arrive à un moment de perfection, à l’apogée d’un style et le public ne s’y trompe pas : il a su comme personne avant lui produire l’opéra romantique par excellence, l’œuvre dont toutes les facettes font étroitement écho à la sensibilité de l’époque.  Pour preuve, c’est une représentation de Lucia que Flaubert décrit dans Madame Bovary et Tolstoï dans Anna Karenine. Lucia va faire le tour du monde et sera jouée, du vivant de l’auteur, jusqu’à la Havane ou Santiago du Chili.




Avec ce triomphe il s’impose, enfin, comme le premier compositeur italien : Bellini vient de mourir à Puteaux, Rossini a cessé d’écrire et Verdi ne fait encore qu’apprendre la composition. Il règne sans rival : Lucia a fait de lui le compositeur italien le plus joué de son temps. Il a 40 ans.


Les ingrédients du succès

1. Le livret et la musique

Lucia di Lammermoor doit sans aucun doute son succès à la qualité du livret et plus encore à celle de sa musique qui caractérisent à la perfection les personnages devenus des archétypes de l’opéra tout à la fois belcantiste et romantique italien.



2. Des chanteurs de premier ordre

Le talent des chanteurs est également à l’origine de ce triomphe, et en particulier celui de la jeune prima donna de 22 ans, Fanny Persiani (ci-contre). C’est en effet pour elle que Donizetti a écrit le rôle de Lucia. Elle va pourtant un moment en interrompre les répétitions, mais ce n’est pas par caprice : à l’époque le San Carlo était pratiquement au bord de la faillite après la démission de son impresario de génie, Barbaja, et la Persiani voulait tout simplement pousser le théâtre à lui payer ses cachets en retard pour un précédent rôle qu’elle avait tenu dans un opéra de son mari, Giuseppe Persiani.

C’est en tout cas bien grâce à son agilité vocale et à son tempérament que Donizetti a pu donner toute son ampleur psychologique au personnage de Lucia.

Citons également la performance du ténor Gilbert Louis Duprez dans le rôle d’Edgardo, célèbre ténor qui fut le premier à réussir le contre-ut de poitrine !










Lucia dans la carrière de Donizetti

Au moment de la création de Lucia en septembre 1835, cela fait déjà quatre ans que Donizetti attend de connaître le succès à Paris. Rappelons qu’au 19e siècle, pour un musicien, Paris est le phare du monde : y être reçu et applaudi est la consécration suprême. Or jusque là, même si plusieurs de ses opéras y ont été représentés avec succès, Donizetti n’a connu qu’un seul vrai succès à Paris, avec Anna Bolena, en 1831. C’est donc le triomphe de cet ouvrage qui va enfin lui apporter la consécration tant attendue et faire de lui le compositeur en vue.

Ce qui est surprenant, c’est qu’il s’agit d’un succès plutôt tardif pour un homme dont la capacité créatrice et la force de travail étaient reconnues par tous comme phénoménales: selon la légende, il était capable d'écrire un opéra en une semaine et plusieurs chansons « le temps que le riz cuise »... Les napolitains l’avaient même surnommé « Dozzinetti » (de « dozzina », douzaine). Il n’a d’ailleurs pas écrit moins de 26 opéras entre 1822 et 1830, et Anna Bolena était déjà son 36e opéra.


Le personnage de Lucia


Lucia est toujours au centre du drame, et finira, comme Donizetti lui-même d’ailleurs, par sombrer dans la folie.

C’est avant tout une femme marquée par la fatalité et le destin, et ce dès son air d’entrée, « Regnava nel silenzio ».

C’est un être sensible jusqu’à l’exaltation, affligée de sombres pressentiments et d’angoisses. A part son grand duo d’amour avec Edgardo à l’acte I, elle ne paraît jamais heureuse, joyeuse ou équilibrée. La déchéance mentale est la conséquence presque logique de ses états d’âme de plus en plus extrêmes. La malheureuse ne trouve la paix et la sérénité qu’en invoquant la mort.

Les situations hautement dramatiques débouchent d’ailleurs souvent, dans les opéras romantiques du bel canto, sur la décomposition de la raison, sur la folie. C’est aussi souvent l’unique échappatoire des femmes soumises aux contraintes exercées sur elles par la société masculine.


Donizetti précurseur de Verdi


Donizetti appartient à la première moitié du 19e siècle ; décédé en 1848, il prolonge Rossini et annonce déjà Verdi. D’ailleurs, Scribe reprendra le livret de son Il Duca D’Albe, laissé inachevé, pour écrire le texte remodifié, des Vêpres Siciliennes de l’auteur d’Aïda.
Moins touché par le romantisme que Bellini, Donizetti est le lien entre deux tendances auxquelles l’Italie doit ses plus authentiques chefs-d’œuvre. L’ensemble de son œuvre va d’ailleurs jouer un rôle déterminant dans le développement de l'opéra italien, et plus particulièrement Torquato Tasso, Lucrèce Borgia (1833) et Lucia di Lammermoor (1835), ouvrages qui vont poser les bases du nouvel opéra romantique italien.


La musique de Lucia di Lammermoor caractérise à la perfection les personnages, devenus par la suite des archétypes de l’opéra tout à la fois belcantiste et romantique italien. Il faut dire que Donizetti savait magnifiquement camper les caractères par les timbres.

La virtuosité vocale et les mélodies reflètent toujours le côté dramatique de l’intrigue à
laquelle elles sont liées. Cela apparaît clairement dans le célèbre sextuor qui clôt le deuxième acte: chacun des six personnages manifeste un sentiment différent qui, peu à peu, se fond dans un ensemble.

Toutefois, la renommée de l’ouvrage s’est principalement établie sur la longue scène de la folie de l’acte III, l’un des fleurons du bel canto romantique. Véritable morceau de bravoure, elle exige de l’interprète une technique exceptionnelle, mais aussi une grande sensibilité dramatique. Dans une sorte de rêve éveillé, Lucia revit le grand duo d’amour du premier acte : elle s’imagine un temps avoir épousé Edgardo, avant d’être rejointe par la réalité. La voix dialogue avec la flûte, passe de la virtuosité à l’extase et traduit l’expression la plus profonde du désespoir et de la douleur. Il s’agit d’une scène très élaborée, bien au-delà de la simple acrobatie vocale, et qui s’intègre parfaitement à l’action.

Ensuite, même les petits rôles sont intéressants car tout l’opéra est finement construit pour mettre en valeur les associations de voix. Ainsi le magnifique duo de Lucia avec son frère Enrico marque les esprits tout autant que le duo d’amour.


En outre, comme Verdi, Donizetti brise certaines conventions : en donnant le mot de la fin à Edgardo au lieu de faire s’achever l’œuvre sur la grande scène de folie et de mort de Lucia, Donizetti a rompu les conventions de l’opéra romantique.


Enfin, en donnant ainsi des traits poignants et tragiques au personnage d’Edgardo, il anticipe tout simplement le pathos et la dignité des grands rôles de ténor chez Verdi.



L'oeuvre à l' Opéra de paris

Lucia di Lammermoor a été joué à la salle Le Peletier le 20 février 1846 dans la version française. Le Palais Garnier accueillit l’ouvrage le 9 décembre 1889, avec Nelly Melba dans le rôle-titre. Il y eut de nombreuses reprises jusqu'en 1970 avec, entre autres, Lily Pons (1935), Joan Sutherland (1960-1961),  Mady Mesplé (1962-1963-1968-1969-1970), Christiane Eda-Pierre (1968-1970).
La version originale a fait son entrée au répertoire de l’Opéra Bastille en 1995, dans une mise en scène d’Andrei Serban, dirigée par Maurizio Benini, avec June Anderson (ci-dessus), Roberto Alagna et Gino Quilico dans les rôles principaux.


Conclusion 

: un succès qui ne s’est jamais démenti

Même si Donizetti était devenu de son vivant le compositeur italien le plus joué au monde, seuls cinq de ses opéras vont survivre au répertoire. Lucia di Lammermoor fait partie de ces œuvres rescapées : elle ne quittera pratiquement pas l’affiche des grandes maisons d’opéra durant les 19e et 20e siècles, avec un regain d’intérêt lorsque Maria Callas (ci-contre dans un extrait de la légendaire scène de la folie) en révéla (Mexico, 1952) des richesses musicales et dramatiques jusque-là insoupçonnées : la Divine avait trouvé là un rôle à la mesure de son talent. Après elle, les Sutherland et Caballé s'approprieront diversement le personnage, sans jamais épuiser les ressources d'un rôle fascinant.

Lucia di Lammermoor reste encore aujourd’hui l’opéra le plus joué de Donizetti et le rôle de Lucia demeure d’une importance fondamentale pour toutes les « prime donne ».